A tâtons

A tâtons

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«Essayer de m’imaginer encore et encore, modeler des sensations en mots. J’hésite, je m’agace. Je butte sur cette surface lisse et invisible qui me sépare de toi, maintenant que je n’ai plus les indices des conversations ni l’illusion d’une langue commune. Mes mots cherchent. Mes mots s’agitent. Ils essaient de pétrir le réel pour rester en contact avec lui. Mais comment ne pas faire artifice avec ma langue, qui ne sait dire qu’un rapport au monde figé, rationnel ? Comment ne pas m’éloigner plus encore de toi à travers des mots qui ne sont plus les tiens ? A travers ces lignes que tu ne traces pas ? Que tu ne liras pas ? Que tu ne pourras pas commenter ou déchirer ? En écrivant ici, tout apprêt, toute fioriture, tout jeu de syntaxe me paraît indécence. Je ne veux pas plaquer sur toi l’image exotique d’une parole travaillée, d’une vision esthétisée, je ne veux pas faire art de ce qui est ressenti brut. Je ne veux pas faire un objet, faire un livre, tirer profit de ta souffrance. Je voudrais simplement révéler, relever tes traces, légères, qui se posent et s’effacent à côté des miennes. Aller à la rencontre de toi-maintenant. Sans chercher à expliquer, sans nier l’espace entre nous, faire cohabiter nos manières d’être vivantes.»

Cheminer à tâtons dans la métamorphose. Dans nos métamorphoses.
La métamorphose, ici, c’est celle de Madeleine, qui voit son quotidien ruiné, ses souvenirs recomposés, ses repères bouleversés, par une pernicieuse maladie de la mémoire. Devenir autre, rester la même. Être au monde, toujours changeante.
L’autre métamorphose, c’est celle de la narratrice, Camille, sa fille, qui chemine à ses côtés.
Il y avait un avant, une histoire, deux femmes, une affection. Et la maladie bouscule tout, avec ses doutes, ses éreintements logistiques et affectifs, ses absurdités burlesques ou tendres.
A tâtons, c’est l’histoire de cette métamorphose vers une autre façon de s’aimer, d’être au monde ensemble, dans ce qui en nous n’est pas délimitable, n’est pas réductible à une étiquette, à une identité figée.Alors, c’est l’histoire de nos métamorphoses à tous et toutes : dans les moments où la vie nous chavire, quand ce qui nous paraissait immuable et sûr s’effondre, que devenir ? Comment continuer à avancer ? Comment construire un monde où se déploient, changeantes, nos manières d’être vivants ?

Parce que la mémoire qui s’effrite se joue des mots et déjoue toute tentative de faire trace, l’écriture de Julie Banzet, tâtonnante, se fait poésie.

Parce que le temps éclate, l’écriture devient capsule temporelle. Tout à la fois bribes, traces, perles, balises, éclats.

Parce que l’écriture se dédouble, se multiplie, se fait à deux voix, à toi Madeleine et à moi Camille, le récit, même dur, reste toujours tendre. Les mots changent, virent, les mots rient ou pleurent, les mots palpent ces espaces en nous et en l’autre qui ne sauraient être figés, qui ne sauraient même être connus. Ces espaces d’étonnement, d’indicible, ces espaces de métamorphose au creux de l’instant ouvrent des échappées belles, des chemins de traverse. D’autres façons de se regarder, de s’aimer, de se reconnaître dignes contre ce qui écrase et simplifie.

Parce que perdre la mémoire, quand on a été une femme alerte, cultivée et engagée politiquement, c’est perdre mémoire de l’intime mais aussi du social et du culturel, ce livre, qui se place au coeur d’une relation filiale, reste ouvert sur le monde. Dans sa volonté d’échapper à la maladie et à l’enfermement, Madeleine rencontre quelques dernières fois, par bouffées, les grandes questions politiques qui l’habitent.

Parce que Camille et Madeleine parviennent à transformer peu à peu leur relation, elles nous poussent à envisager le partage de diverses manières d’être vivantes et dignes, hors du champ des mots et des sentiers qu’ils balisent. Rejoignant tant de voix qui affirment, chantent, et réinventent le monde (dans leurs combats décoloniaux, féministes, dans les questions de genre, dans les luttes pour sortir des indécences économiques, sociales, environnementales), il s’agit d’inventer et réinventer toujours de nouveaux espaces de tâtonnements. Le récit intime A tâtons devient transversal. Il nous parle d’un quelque chose de commun aux divers endroits de L’Humanité.
L’imagination poétique devient imagination politique.

“A tâtons” de Julie Banzet, avec les sculptures en terre de Pascale Coutant, photographiées par Denis Mauplot

180 pages, 21 pages couleur, 16.6×24 cm, 20 euros.